• La ville des souris

    « Si tu mets la dent sous ton oreiller, la petite souris viendra la chercher et la remplacera par un joli cadeau.

    - Pourquoi la souris prend les dents des enfants ?

    - Ça, c'est un des grands mystères de la vie... seules les souris le savent. » 

    À cet âge où l'on a envie de tout savoir, l'enfant trouva cela profondément injuste. Mais la perspective d'un joli cadeau lui fit oublier tout tracas, et c'est avec un grand sourire qu'il s'endormit, la dent sous l'oreiller.

     

    « Eh ! Psssst ! » 

    L'enfant ouvrit les yeux. Il ne distingua d'abord rien, car il faisait nuit et ses yeux n'étaient pas accoutûmés à l'obcurité. Puis il distingua les différents éléments qui composaient sa chambre, des meubles aux jouets qui jonchaient le sol. Rien, ni surtout personne, ne venait troubler cet habituel tableau. Il lui avait pourtant semblé avoir été réveillé par quelqu'un. 

    « Eh ! Eh ! Psssssssst ! » 

    Oui, voilà, exactement de cette façon. La voix semblait venir de derrière le garçon, mais derrière lui, il n'y avait que le mur, et les murs ne parlaient pas. Il se retourna cependant et, à défaut de voir le mur parler, il aperçut l'arrière-train d'un rongeur se tortiller sous son oreiller. L'enfant souleva l'oreiller, dévoilant l'intégralité de l'animal. C'était une souris.

    Cette souris n'était pas comme les souris qu'on voyait dans la vraie vie ou sur les photos ; celle-là étaient plus grande, semblait taillée pour se déplacer sur ses pattes arrières, et portait des vêtements. Un tout petit pantalon de velours vert, une toute petite ceinture à laquelle était suspendu un tout petit fleuret, un tout petit sac à dos, une toute petite chemise blanche aux manches bouffantes et un tout petit gilet par-dessus. C'était une drôle de souris.

    La souris s'était figée lorsque le garçon avait soulevé l'oreiller, et cela faisait maintenant quelques secondes qu'elle tenait la dent au bout des petits bras, qui tremblotaient sous l'effort. Alors le garçon demanda : 

    « Tu es la petite souris ?

    - La petite souris ? s'insurgea la souris. Est-ce que j'ai l'air d'une fille ? Non, je suis un petit souriceau.

    - Mais ma maman m'a dit que la petite souris viendrait chercher ma dent.

    - Et tu crois qu'une seule petite souris pourrait ramasser les dents de chaque enfant toutes les nuits ? Non, bien sûr. Nous sommes plusieurs petites souris à nous partager le travail. Moi, c'est Hervel.

    - Moi, c'est Baptiste », répondit le petit garçon qui s'appelait effectivement Baptiste. 

    Hervel, fatigué, avait reposé la dent sur le matelas et s'était assis dessus. 

    « Pourquoi tu m'as appelé ? demanda Baptiste.

    - C'est à cause de ta tête ! Elle reposait si lourdement sur l'oreiller que j'étais coincé dessous ! Est-il possible, pour un si petit garçon, d'avoir une si lourde tête ?

    - Mon papa dit que c'est le poids du savoir, répondit fièrement l'enfant.

    - Eh bien, si tu veux mon avis, on éduque trop les enfants humains, de nos jours ! On vous remplit la tête de choses inutiles, et ça ralentit le travail des souris. Sur ce, tu m'excuseras, il y a du travail qui m'attend. La nuit sera longue... » ajouta-t-il plus bas dans un soupir. 

    Sur ces mots, le souriceau tourna les talons et repartit, la queue haute, vers le mur. 

    « Attends. » 

    Baptiste l'attrapa par la queue.  

    « Quoi, encore ?

    - Je voudrais savoir quelque chose.

    - Quoi, tu veux encore t'alourdir la tête ?

    - Pourquoi les souris prennent les dents des enfants ?

    - Ça ne te regarde pas. C'est un secret dont les souris n'ont pas le droit de parler aux humains. » 

    Il voulut repartir, mais s'aperçut rapidement qu'il marchait dans le vide. L'enfant n'avait pas lâché sa queue, mais la tenait si doucement, si délicatement, qu'Hervel l'avait oublié. Les enfats étaient généralement des brutes qui maltraitaient les animaux, et Hervel fut étonné. 

    « Alors montre-moi.

    - Te montrer quoi ?

    - Ce que les souris font des dents des enfants.

    - Je viens de te dire que je n'avais pas le droit de t'en parler.

    - Si tu me le montres, tu n'auras pas besoin de m'en parler. » 

    Un tel sens de la logique étonna Hervel. 

    « Tu iras loin, petit. Très bien ! concéda-t-il. Tu peux me suivre si ça te chante. Mais garde en tête que le pays des souris n'est pas fait pour les enfants humains. S'il t'arrive quelque chose, je n'en serai pas responsable.

    - D'accord ! » 

    Baptiste avait cessé d'écouter après "très bien". Il libéra Hervel de sa douce emprise et le regarda disparaître dans un creux entre le mur et le sommier.

    L'enfant sortit du lit pour l'écarter du mur. Mais lorsque, de là où il était, il regarda dans le trou, il ne vit que le parquet de sa chambre et quelques moutons de poussière. Pas de trace d'Hervé. 

    « Il s'est bien moqué de moi ! » bougonna le garçon. 

    Alors qu'il remontait dans le lit, il eut l'occasion d'observer le fossé sous un autre angle ; vu du dessus, c'était un espace complètement rempli de noir. Baptiste y plongea le bras. Il y faisait froid. Il insista davantage. Là où ses doigts auraient dû rencontrer le sol, il n'y avait rien. Alors le garçon plongea tout entier dans le trou.

     

    Ce fut une longue chute. Moins longue, en vérité, que pour un corps aussi petit que celui d'Hervel, mais tout de même suffisamment longue pour que Baptiste se demande comment il allait rentrer chez lui. Il atterrit sur un dur sol de pierre, mais n'eut pas mal. Devant lui, un long couloir éclairé de chandelles semblait s'étendre indéfiniment. 

    « Te voilà enfin ! J'ai cru que tu avais pris peur et changé d'avis, se moqua Hervel.

    - J'ai pas peur de quelques souris ! » rétorqua Baptiste. 

    Il suivit le souriceau le long du tunnel, mais dut avancer à quatre pattes. Il avancèrent ainsi pendant quelques minutes, puis le tunnel devint plus étroit. Baptiste fut bloqué. 

    « Je suppose que je n'ai pas le choix... » soupira Hervel. 

    Il ramassa un rocher par terre, puis sortit une petite bourse de sa poche et saupoudra le rocher de son contenu. 

    « Tiens, croque ça.

    - Pas question, c'est un caillou !

    - Mais non voyons, c'est un biscuit. » 

    Le souriceau avait raison : le rocher était croustillant et sucré. Baptiste se sentit rapetisser. 

    « Qu'est-ce que tu m'as fait ? » paniqua-t-il. 

    Sa voix était devenue plus aigüe. Quelques secondes plus tard, l'enfant s'était transformé en souris. Malheureusement, son pyjama n'avait pas rapetissé avec lui et Baptiste eut froid. Hervel se remit en route. 

    « Les effets de cette potion ne sont pas permanents, expliquait-il. Tu devras rentrer chez toi avant qu'ils ne se dissipent, sinon tu resteras coincé ici, et tu risqueras de détruire la ville entière. Ne t'en fais pas pour tes vêtements, on t'en trouvera des nouveaux, ceux que tu avais ne faisaient pas très "souris" de toute façon. » 

    Baptiste le suivit. Il lui était étrange de faire la même taille qu'Hervel, et il s'aperçut que le souriceau marchait vite pour sa taille. Ou peut-être Baptiste manquait-il simplement d'entraînement. Il n'avait pas l'habitude de marcher sur des pattes de souris, après tout. Avec ses nouvelles oreilles, son ouïe s'était affinée, et il entendait des voix venant de l'autre bout du tunnel.

     

    Ils débouchèrent bientôt sur une immense cité souterraine. Un lustre immense, du moins un lustre humain, était suspendu au plafond d'une très haute caverne et servait de soleil à la ville ; Baptiste se demanda comment on entretenait les chandelles. Des habitations étaient agglutinées contre les murs de la caverne. Au loin, un château et une usine dominaient la ville. Mais les deux souriceaux avaient débarqué dans un marché, où des marchands vantaient leurs produits à haute voix derrière des étals plus colorés les uns que les autres. 

    « Je travaille à l'usine là-bas, expliqua Hervel. C'est là que va partir ta dent. Mais pour l'instant, occupons-nous de te trouver des vêtements. » 

    Baptiste ressortit du marché avec un pantalon bouffant gris, une chemise blanche et une cape brune. Les vêtements n'étaient pas neufs et auraient pu être en meilleur état, mais puisque l'enfant n'allait pas rester, Hervel s'était arrangé pour dépenser le moins possible.

    Ils traversèrent la ville pour se rendre à l'usine. Là, une souris étendait son linge sur un fil. Ici, un souriceau scandait les grands titres du journal qu'il vendait. La ville grouillait de vie.

    Baptiste s'était habitué à ses grandes pattes de souris et avait moins de peine à suivre le rythme d'Hervel. Quelques passants les saluèrent.

     

    Les souriceaux rejoignirent l'usine plus rapidement que Baptiste ne l'avait prévu. Là, on salua poliment Hervel, on l'appela "Monsieur" ; Baptiste trouva gratifiant mais embarrassant d'être à ses côtés. L'usine était remplie de machines assourdissantes donc l'enfant devenu souris ne pouvait deviner l'usage. Des souris travaillaient dur. Hervel les salua, les félicita pour leur travail, les encouragea, et monta un petit escalier de fer. À l'étage, le vacarme des machines n'était plus qu'un doux ronronnement. Hervel entraîna Baptiste le long d'une série de couloirs, avant de s'arrêter devant une porte. Elle était semblable aux autres portes du couloir à l'exception d'une plaque en or en forme d'étoile. Hervel s'adossa à côté d'elle, l'air fier. Baptiste rappela qu'il ne savait pas lire. 

    « J'oubliais que les enfants humains apprenaient à lire très tard... soupira Hervel. Il est écrit "Bureau de la Brigade d'Élite des Petites Souris". » 

    Baptiste comprit alors et applaudit. 

    « Vois-tu, continuait le souriceau, s'aventurer dans le monde des humains peut se révéler très dangereux. Certains d'entre eux ont des chats, par exemple, ou bien des têtes trop lourdes... » 

    Baptiste ne releva pas la pique. 

    « Ça ne m'explique pas pourquoi les souris ont besoin des dents des enfants, mais ça a l'air super important.

    - Faisons un petit tour de l'usine, peut-être que tu comprendras mieux. » 

    Hervel l'entraîna en sens inverse dans la série de couloirs et descendit un autre escalier de fer, qui débouchait sur une plateforme donnant sur les machines. Baptiste suivit prudemment son nouveau compagnon sur le sol instable de la plateforme. 

    « Ne t'en fais pas, le rassura Hervel. On ne dirait peut-être pas, mais c'est du solide ! Tiens, regarde cette machine là-bas. Ça devrait t'intéresser. » 

    La machine en question était un fourneau. Une souris y lançait des pelletées d'un combustible blanc. Baptiste plissa les yeux. Des dents ! 

    « Tu veux dire que nos dents sont... brûlées ? » 

    L'enfant avait l'air à la fois horrifié, apeuré, et profondément déçu. S'il avait encore été humain, il aurait sans doute pleuré. Hervel se surprit à éprouver de la peine pour ce garçon qu'il considérait maintenant, sans même s'en être rendu compte, comme son ami. 

    « Je t'aime bien, petit. Je ne suis pas censé le faire, mais je vais t'expliquer ce qu'on fait à vos dents. »

     

    Il expliqua alors que les dents étaient la source d'énergie de la ville, qu'on s'en servait notamment pour allumer le lustre qui servait de soleil. Que sans dents, les souris ne pourraient pas survivre.

    Baptiste se sentit coupable de n'avoir pensé qu'à lui. 

    « Mais, continua Hervel, comme gage de notre reconnaissance envers les enfants qui nous font don de leurs dents, nous leur faisons un petit cadeau. Je sais ce qu'on va faire ! Puisque tu es ici, je vais te laisser choisir ton cadeau !

    - Ces vêtements, répondit Baptiste.

    - Quoi ? Qu'est-ce qu'ils ont, tes vêtements ?

    - C'est ce que je veux en cadeau. En souvenir. » 

    Hervel fut ému. 

    « Et puis, on reçoit un cadeau à chaque dent, non ? Il m'en reste plein à perdre ! » 

    L'enfant avait de la suite dans les idées. Hervel sourit.

    Le son des machines se fit soudain moins fort, les vêtements plus serrés, la plateforme plus instable. Les effets de la potion étaient en train de se dissiper. 

    « Il faut vite que tu rentres chez toi. Ferme les yeux, je vais te guider. » 

    Le garçon s'exécuta. Hervel lui prit la patte et la serra. 

    « Au revoir, Baptiste. J'espère ne pas t'oublier. » 

    Déjà, la voix d'Hervel, la sensation de ses pattes, commençaient à s'effacer.

     

    Baptiste ouvrit les yeux dans son lit. Sous son oreiller, il le savait, reposaient un tout petit pantalon bouffant gris, une toute petite chemise blanche, et une toute petite cape brune. 

     

    Le lendemain, l'enfant fut triste ; tout ce qu'il avait appris cette nuit-là avait changé son regard sur les choses, et il ne pourrait plus voir le monde comme il le voyait avant. Qu'il était dur d'être un enfant !

    « Robin GenièvreSommeil »

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  • Commentaires

    1
    Darklim
    Mercredi 4 Juillet 2012 à 15:57

    Tu nous refais Alice au pays des merveilles sauce vingt-et-unième?

    2
    Dregastar.
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 19:12

    Celle ci je la raconterais aux p' tits de mon entourage qui perdent leurs dents de l'air.. Ha bah oui on s'est tous ou presque pose au moins une fois la question. Hey Yuki se lance dans les contes pour enfants.. Et ouaip d'accord avec la morale de l'histoire (si j'ai bien pigé) : le mystère permet de rêver et faut pas toujours être trop curieux. xD

     

    Congratulation pour ce texte auquel moi aussi j'offre une belle mention. Great Yuki!  Ça t'en fait deux aujourd'hui~~

     

     

     

    3
    Dregastar.
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 19:15

    Zut l'iphone debloque^^. Je parlais de dents de lait et non pas de dents de l'air. ><¿ xd dsl.

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    4
    Samedi 27 Octobre 2012 à 23:06
    Duna

    Et moi, qui bêtement, continuais à checker "Petite plume pleine d'encre". Les habitudes et les marque-pages, ça fait louper des choses en fait. Heureusement que j'ai vu ton lien sous ta bannière.

    J'aime beaucoup ce petit conte. Oui, peut-être des influences d'Alice, de La petite souris, d'Arrietty, de Narnia, et alors ! Qu'importe. On a tous des têtes lourdes de nos lectures. Tu as ton style, ton écriture, qui eux sont aussi légers et affutés qu'une bonne plume !

    Bonne continuation.

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