• C'était un gamin sorti de nulle part. Certains disaient qu'il avait été trouvé, nu comme un ver, errant en pleine nuit dans une rue déserte, par les parents de tel ou tel élève - son identité changeait à chaque fois. D'autres préféraient la version, plus réaliste, selon laquelle il était simplement entré en classe avec le flot des autres élèves et s'était assis. C'était le début de l'année, personne ne le connaissait. Les professeurs n'avaient pas eu le temps de mémoriser la liste des élèves, et on l'avait intégré comme ça à la classe. Robin Genièvre. Il portait une espèce d'uniforme, qu'il ne quittait jamais et qui était devenu, dans l'esprit de beaucoup d'élèves, une extension de sa peau. Une chemise bleu ciel, délavée, trop grande pour lui, dont il ne boutonnait jamais le col ; un vieux jean, trop court, délavé aussi, qui avait la couleur qu'avait dû avoir sa chemise lorsqu'elle était encore neuve - même si certains doutaient qu'elle l'eût jamais été. Il ne quittait jamais la classe. Les professeurs avaient vite abandonné l'idée de l'en déloger. En été, il ouvrait la fenêtre, s'y accoudait et regardait dans le vide. En hiver, il restait planté devant la vitre embuée, le même vide dans le regard. Il parlait peu. Sa parole en était d'autant plus estimée. Robin forçait un certain respect. Il lui suffisait de dire "Arrêtez", comme ça, dans un souffle, presque inaudible, pour qu'aussitôt deux élèves cessent de se battre. Il semblait lassé des choses, et en même temps profondément touché par chaque instant que la vie lui apportait. Peut-être savait-il qu'il devait en profiter, que sa vie serait courte.

    Il se fit renverser par une voiture. L'automobiliste, qui venait chercher sa fille au collège, affirma qu'elle ne l'avait pas vu sur le bord de la route. D'un seul coup, elle l'avait remarqué et n'avait pas su s'arrêter. Robin Genièvre ne saigna pas. Il fut percuté par le pare-chocs de la voiture, vola sur quelques mètres, et retomba au sol, inerte, juste devant le portail du collège. Robin Genièvre était mort. C'était un fait, incontestable. Que personne ne prononça.

    La vie reprit son cours. Les professeurs purent fermer la salle de classe, car aucun garçon aux vêtements bleus et délavés ne contemplait la fenêtre. Les élèvent purent se battre. Les premiers jours, on pensa à Robin Genièvre. On contempla sa place vide, on regretta son silence. Et puis on l'oublia. Il ne restait plus rien de Robin Genièvre. On finit par croire qu'on l'avait rêvé. Une sorte de beau rêve collectif dans lequel avait existé un garçon dénommé Robin Genièvre, qui portait une chemise bleu ciel délavée dont il ne boutonnait jamais le col, et un vieux jean trop court, délavé aussi.


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  • Ciel grisâtre dans l'immensité duquel volent des formations d'oiseaux, dont les cris se répercutent dans le silence. Ville grisâtre dans l'étroitesse de laquelle s'entassent des hommes, et des voitures dont les klaxons font écho aux autres klaxons. Homme en gris qui marche sur un sol gris, sous un ciel gris, et ruminant des pensées grises. Voiture qui s'arrête à son niveau.

    « Eh, vous voulez monter ? »

    L'homme tourne la tête. C'est un taxi. Une voiture dont le rouge détonne avec la grisaille de la ville. L'homme refuse d'un signe de tête.

    « Vraiment ? Allez, je peux vous emmener où vous voulez !

    - C'est ce que font tous les taxis... soupire l'homme.

    - Oh, vraiment ? poursuit le conducteur. Mais est-ce qu'un taxi ordinaire propose ses services aux passants ?

    - Non, Monsieur, répond sèchement le passant. Les taxis ordinaires laissent les honnêtes gens tranquilles.

    - Eh bien moi, je ne veux pas vous laisser tranquille. Vous m'avez l'air de quelqu'un d'intéressant. Allez, montez ! »

    L'homme est agacé par ce drôle de conducteur. Mais après tout, il sera plus vite chez lui ainsi. Ses journées de travail sont fatigantes, spécialement à l'approche de l'hiver. Et toute cette insistance, si elle l'agace, lui donne envie de se laisser tenter par ce taxi peu ordinaire. Il ouvre la portière arrière et s'engouffre dans le véhicule.

    « Ça fera vingt euros ! » annonce le conducteur.

    Il ne faudrait pas exagérer. L'homme veut ressortir du taxi. Mais les portières ont été verrouillées.

    « Mon taxi vous emmène où vous voulez. Ce n'est quand même pas ici que vous voulez vous trouver ?

    - J'en ai assez de vos sottises ! peste l'homme. Laissez-moi sortir !

    - C'est que, voyez-vous, il est de mon devoir de vous emmener où vous voulez aller. Vous abandonner serait une grave faute professionnelle. Allons, allons, un peu de compassion pour un pauvre chauffeur de taxi qui ne fait que rendre service ! Tout ce que je vous demande, c'est de me laisser vous conduire à bon port et de me payer.

    - Maintenant ? Ne paye-t-on pas la course après être arrivé ? » s'étonne le client, dont l'agacement s'est atténué pour laisser de la place à une pointe de curiosité.

    Décidément, ce conducteur de taxi est un drôle de personnage.

    « Ne vous ai-je pas déjà dit que vous n'étiez pas dans un taxi ordinaire ? Allons, Passager, donnez-moi vingt euros, et je vous jure solennellement que vous serez conduits là où vos désirs veulent que je vous porte. »

    L'homme sort en grommelant son portefeuille de la poche de sa veste. Il en retire un billet bleuté qu'il dépose dans la main tendue en arrière du conducteur.

    « Maintenant, ordonne-t-il en attachant sa ceinture, conduisez-moi au 68, Boulevard des fantassins.

    - Vous êtes vraiment un drôle de passager, vous savez ? Je vous propose de vous emmener où vous voulez, absolument n'importe où, et vous choisissez un endroit ennuyeux ! Mais enfin, c'est d'accord... »

    Le taxi se met en marche. L'homme a une conduite douce et maîtrisée. On dirait qu'il contrôle chaque millimètre qu'il parcourt. Le passager se cale un peu plus confortablement sur son siège. Il ferme les yeux, inspire profondément, relâche ses épaules. Les vitres du taxi l'empêchent d'entendre les bruits de la ville. Seule la radio émet un grésillement somme toute assez désagréable, mais auquel l'habitude rend sourd. Peut-être l'homme a-t-il, en fin de compte, bien fait d'accepter l'offre de ce drôle de chauffeur de taxi. Il lui semble qu'il ne s'est pas détendu ainsi depuis une éternité. Le taxi cesse de bouger, l'homme ouvre les yeux, découvre qu'il est arrivé devant chez lui.

    « Nous y voici ! lance d'un ton jovial le conducteur du taxi. 68, Boulevard des Fantassins. »

    Le passager, presque à contrecœur, tend la main vers la poignée de la portière. Mais celle-ci refuse de s'ouvrir.

    « Je vous l'ai déjà dit, Passager, reprend le conducteur. Je dois vous emmener où vous voulez. Si le taxi ne s'ouvre pas, c'est que nous ne sommes pas au bon endroit.

    - Mais enfin, qu'est-ce que c'est que ces sottises ? s'énerve à nouveau le passager. Là où je veux être, c'est ici, chez moi !

    - Non, Passager. Vous confondez ce que vous voulez et ce que vous dicte votre bon sens. Il vous semble normal qu'après votre dure journée de labeur, vous devez rentrer chez vous, dans cet appartement moisi que vous appelez "chez vous" mais où vous vous sentez comme un étranger, parce que des papiers que vous avez signés affirment que vous êtes chez vous. Mais peut-être n'est-ce pas là où vous voulez aller. »

    Le Passager croise les bras, renfrogné.

    « Réfléchissez, continue le conducteur. Et souvenez-vous : je peux vous conduire n'importe où.

    - N'importe où, hein ? Très bien. Dans ce cas, emmenez-moi à New York, voir ma fille ! lance le passager sur un air de défi.

    - Vos désirs sont des ordres, Passager. » accepte le conducteur d'un ton très calme.

    Et il redémarre la voiture le plus naturellement du monde, sous le regard étonné du passager. Encore une fois, la douceur de la conduite du chauffeur berce le passager, qui ferme les yeux et somnole...

    « Nous y voici, Passager ! annonce le conducteur. New York, devant l'appartement de votre fille ! »

    La voix du conducteur réveille le passager, qui ouvre des yeux écarquillés. Il regarde autour de lui : tout est écrit en anglais, au loin se dressent les tours de Manhattan. Et, surtout, l'appartement devant lequel est stationné le taxi est exactement comme sur la photo que lui a envoyée sa fille.

    « Comment... » commence le passager.

    Mais les questions se bousculent dans sa tête. Comment nous avez-vous emmenés à New York ? Comment connaissiez-vous l'adresse de ma fille ? Comment avons-nous passé la douane ? Le passager tend la main vers la portière, et cette fois, elle accepte de s'ouvrir. Il pose un pied sur le sol new-yorkais.

    « Une minute ! hésite le passager. Vous n'allez pas partir, hein ? Vous m'attendez ?

    - Bien sûr, Passager, confirme le conducteur avec un mouvement de tête encourageant. Je suis à votre entière disposition. »

    L'homme descend. Il monte les quelques escaliers qui le séparent de sa fille. Son doigt s'approche de la sonnette mais reste suspendu devant. Comment va-t-il lui expliquer sa présence ? On ne s'invite pas chez les gens à l'improviste, encore moins quand vous habitez à des milliers de kilomètres de distance. Et que va-t-il lui dire ? Il redescend. Au bas de l'immeuble, le taxi est toujours là, jaune. N'était-il pas rouge ? Peu importe, seuls comptent les sièges confortables qui l'attendent à l'intérieur. Le passager monte dans le véhicule.

    « Eh bien, Passager, vous avez fait vite ! Ne vouliez-vous pas voir votre fille ?

    - C'est... compliqué. Parfois, on ne peut simplement pas faire ce qu'on veut. Emmenez-moi ailleurs.

    - C'est entendu, Passager. Où désirez-vous aller ?

    - Eh bien... hésite le passager. Quand j'étais enfant, j'avais un rêve. Bon, ce n'était qu'un rêve de gosse, mais... Faire le tour du monde, vous pouvez ?

    - Rien n'est moins simple, Passager ! attachez votre ceinture, nous nous mettons en route dès maintenant. »

    Le taxi redémarre, et bientôt, le passager est détendu... Cette fois-ci, cependant, il ne s'endort pas. Il a envie d'en savoir plus sur ce drôle de conducteur, et est curieux de voir à quoi ressemble un tour du monde en taxi. La radio émet toujours son grésillement désagréable.

    « Vous êtes un vrai as du volant ! lance le passager pour entamer la conversation. Pourquoi être devenu simple chauffeur de taxi ?

    - Je vous l'ai déjà dit, Passager. Je ne suis pas un simple chauffeur de taxi. Aucun chauffeur au monde n'apprécie son métier autant que je le fais.

    - Mais comment gagnez-vous votre vie ? Vingt euros par client, c'est ridicule...

    - Le plus beau des paiements, pour moi, est le sourire d'un passager que j'ai conduit à bon port. »

    Le conducteur parle sur un ton plus froid qu'à l'accoutumée. Peut-être ne veut-il pas être dérangé au volant. Le passager se tait. Bientôt, le paysage défile de plus en plus vite devant les fenêtres. Il atteint bientôt une telle vitesse qu'il en devient flou. Un peu plus tôt, le passager aurait hurlé, hurlé de terreur, hurlé au conducteur de respecter les limitations de vitesse. Mais il fait à présent confiance au chauffeur de taxi. Il regarde par-dessus l'épaule du conducteur ce qu'affiche le compteur de vitesse. Zéro kilomètres par heure. Mais bien sûr. Le taxi entre dans l'eau. Le passager peut voir un paysage sous-marin par la vitre, juste avant que le taxi ne remonte à la surface et ne mue en bateau. Mais plus rien ne peut étonner le passager. Et, comme promis, le chauffeur lui fait faire le tour du monde. Ils s'arrêtent dans chaque pays, le passager descend parfois pour aller acheter des souvenirs, mais le conducteur refuse de quitter son taxi. Le taxi change parfois de forme selon les environnements qu'ils ont à traverser. Et le tour du monde est fait.

    « Et maintenant, Passager, où désirez-vous aller ?

    - Emmenez-moi dans un endroit imaginaire. »

    Le passager ne sait même pas pourquoi il a répondu cela. Les mots sont sortis de sa bouche avant même qu'il ait eu le temps de les penser. Peut-être est-ce là qu'il désire vraiment aller ? Un endroit imaginaire ? Un endroit où il puisse rêver ?

    « Vos désirs sont des ordres, Passager. »

    sourit le conducteur. Alors le taxi extraordinaire peut même se rendre dans l'imagination des hommes. Quel drôle de véhicule. Comme à son habitude, le passager s'endort et s'en remet au conducteur et à sa radio qui grésille toujours plus fort. Cette fois, ce ne sont ni l'arrêt du véhicule ni la voix du conducteur qui le réveillent. Mais la chaleur. Une chaleur intense, insoutenable.

    « Qu'est-ce que c'est que ça ? »

    s'écrie le passager en se réveillant en sursaut. Autour de lui, à l'extérieur du taxi, des personnes souffrent. Le passager ne peut voir le ciel. L'endroit est teinté de rouge. Et, alors que la chaleur fait fondre les vitres du véhicule, il comprend. Horrifié, il comprend. La voiture, à l'approche d'un fleuve, se mue en barque. Le conducteur saisit une rame et commence à guider la barque à travers les eaux sombres.

    Charon, passeur des enfers, a transporté un nouveau passager.


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  • Bobom. Biiip. Bobom. Biiip. Bobom. Biiip. Biiip. Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip...

    Les médecins s'activent. L'appareil qu'ils manipulent est capable de ramener à la vie un corps tout juste mort. Une femme aux yeux rougis est entraînée hors de la pièce. On tire les stores. « Mon bébé ! hurle-t-elle en frappant la vitre de ses poings. Mon bébé ! Rendez-moi mon bébé ! » On passe près d'elle, on s'apitoie un peu, on hâte le pas, on est gêné. Cette femme dérange, avec sa douleur. La douleur, ça fait mal, mais quand ce n'est pas la nôtre, elle dérange. La femme, réalisant que cela ne sert à rien, s'arrête soudainement. Elle aperçoit un banc, y laisse tomber son corps bouleversé, puis, ses larmes ne tarissant pas, fixe la porte. Cette porte derrière laquelle se joue le plus dangereux des jeux. Le jeu de la vie et de la mort. Un jeu dont l'issue peut-être une fin ou un début. La femme attend, fébrile. On ouvre la porte. On sourit, on tend le bras en arrière, on invite la femme à entrer. On dit des choses sur un ton joyeux, aussi, mais la femme n'entend pas. Elle se précipite au chevet de son enfant. Le jeu est terminé. Les médecins ont gagné. Dans le lit, il y a un corps, un corps encore jeune, un corps tout chaud et plein de vie. Avec ses cheveux blonds éparpillés sur l'oreiller, ses paupières fermées, sa bouche entrouverte, sa robe blanche d'hôpital, et sa peau pâle, toute pâle, qui reprend des couleurs, elle dort. Elle a tout l'air d'un ange.

    C'est une histoire qui finit bien.


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  • Elle courait. À en perdre haleine, elle courait. Elle s'arrêta brusquement, regarda autour d'elle de ses yeux affolés, fit brusquement demi-tour, poursuivit sa course effrénée. Rien ne lui était familier. Elle s'était perdue. Ici, tout était étrange. Tout était étrange, mais ressemblait à s'y méprendre à ce qu'elle pouvait avoir connu ; sans l'être. Là-bas, la maison de son enfance. Proprette, joliment peinte. Identique à ce qu'elle avait toujours été. Mais, lorsque la fillette s'en approcha, luttant contre la brume invisible qui lui gelait le coeur, et regarda par la fenêtre, elle s'aperçut que la demeure était vide. Bien sûr, les meubles étaient toujours là. Le vieux piano de son grand-père, qui emplissait jadis la maison de notes teintée de joie et de mélancolie ; le vieux fauteuil de son père, dans lequel il lisait chaque jour son journal, pestant de temps en temps, souriant quelque fois ; la vieille porte de la cuisine, qui, tout en grinçant, délivrait d'alléchantes odeurs par les froides soirées d'hiver... Mais le piano était fermé et recouvert de poussière, tout comme le fauteuil. La porte béait sans émettre un son. L'enfant soupira, envoyant un nuage de buée se poser sur la vitre pour s'effacer lentement. Cette maison n'était pas la sienne.

    Presque à contrecoeur, la fillette se détacha de la maison. À mesure qu'elle s'en éloignait, il lui semblait qu'un étau se desserrait lentement autour de son coeur. Elle se retourna une dernière fois pour observer la bâtisse sans vie. Même le petit nuage de buée, de souffle humain, avait disparu.

    Et elle se remit à marcher.

    Dans la rue s'alignaient des maisons, toutes identiques, qui semblaient s'étendre ainsi à l'infini. Depuis quand marchait-elle dans cette rue ? Quand y était-elle entrée ? Sans posséder de réponses, elle cheminait silencieusement, ayant pour seule compagnie le petit fantôme de vie qui s'exhumait de ses narines gelées. Lorsqu'elle tournait la tête, elle pouvait voir sur les fenêtres différents épisodes de sa courte vie. Ils étaient sans saveur, de simples images qui ne signifiaient plus rien. Peu à peu les souvenirs se firent moins denses. La jeune fille finit par ne plus voir dans les fenêtres que son propre reflet. Elle inspira une grande bouffée d'air froid, planta son regard dans le ciel gris et morne, puis commença à marcher, à pas plus vifs.

    Elle avait grandi.


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  • De derrière les arbres

    Surgit soudain

    Du plus profond de la nuit

    Une étoile filante


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  • L'envie brûlait dans son regard.

    La fièvre flambait en ses yeux.

    Et brusquement, sans crier gare,

    Il se propulsa jusqu'aux cieux.

     

    Libre.


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  • Le couteau est sur la table. Le couteau est sur la table. Si facile à attraper... Le couteau est sur la table, je n'hésiterai pas à m'en servir. Tu es là, devant moi. Mes yeux t'ont montré le couteau. Et ils t'ont murmuré mes mots. Et tes yeux, les tiens, ont eu peur. Ils ont répondu d'arrêter. Et tu es là, devant moi, et le couteau est sur la table, mes yeux te montrent le couteau, les tiens me supplient d'arrêter, et je ne suis pas une enfant sage. Je ne l'ai jamais été, tu le sais. Tu recules, un pied, puis l'autre. Tu essaies de sortir. Tu essaies de sortir. Mais on ne fuit pas le destin. Le couteau est dans ma main.

    Le couteau est dans ma main. Le couteau est dans ma main. Le couteau est dans ma main, et je sais comment m'en servir. M'a main t'a montré le couteau. Tu continues de reculer. Mais c'est trop tard, maintenant. Embrasse-moi ! Prends-moi dans tes bras, enlace-moi. Murmure-moi des mots doux. Là, là, c'est tout... Lâche ce couteau, ne fait pas l'enfant. Si tu dis ça, je t'obéis. Mais tu ne dis rien, rien du tout. Tu continues de reculer. Tu es sorti de la cuisine. Presque. Mais je ne veux pas que tu t'en ailles. On est bien, tous les deux. On s'amuse. Je vais derrière toi, je ferme la porte. Avec la clé. La clé que je garde. Ah, elle scintille, la jolie clé ! Tu voudrais l'avoir, cette jolie clé, l'avoir, et la garder pour toi tout seul, en être le seul maître, en faire ce que tu veux... Mais tu ne peux pas, parce que la clé est dans ma main.

    La clé est dans ma main. La clé est dans ma main. La clé est dans ma main, et je viens de m'en servir. Tu la veux, la jolie clé ? Viens la chercher ! Ho, ho, ta main n'est pas passée loin ! Ho, ho ! Vraiment pas loin ! Tu l'avais presque, la jolie clé ! Mais c'est raté. C'est encore moi qui l'ai. La clé est dans ma main, la clé est dans ma main.

    Mes poignets sont dans tes mains. Mes poignets sont dans tes mains, dans tes mains, tes grandes mains, tes mains puissantes. Mes poignets sont dans tes mains. Le jeu s'est arrêté. Tu ne ris pas. Vraiment pas. Mes poignets sont dans tes mains, et tu me murmures des mots. Mais ils ne sont pas doux, tes mots. Ils sont durs, ce sont des pierres. Des vilaines pierres, pas rondes, des vilaines pierres qui veulent me blesser. Mais tes mots-pierres ne me touchent pas. Alors, c'est ton regard qui se durcit. C'est un couteau, comme celui que j'ai dans la main, ma main qui est bloquée par la tienne. Ce sont des couteaux, ils veulent me toucher, ils le veulent, très fort, et quand on veut on peut. Mais je ne veux pas qu'ils me touchent, et quand on veut on peut. Je ne veux plus ; c'est moi qui peux. Tes yeux-couteaux ne me touchent pas. Mes poignets ne sont plus dans tes mains. Ce jeu aussi, tu l'arrêtes.

    Le couteau est dans ma main. La clé est dans ma main. La clé est dans ma gorge. La clé est dans ma gorge. Tu la voulais trop, tu ne t'intéressais plus à moi. Alors la clé est dans ma gorge, plus de clé, plus que moi. Coucou, je suis là ! La clé est dans ma gorge ! Tes yeux ont peur. Ils me l'ont dit. Te l'ont-ils dit, à toi aussi ? Tu n'essaies plus de partir. Ah oui, c'est vrai, la porte est fermée. Tu ne peux pas. C'est dommage, fort dommage. Vraiment dommage. Tu es obligé de rester, là, avec moi, et le couteau dans ma main, et la clé dans mon estomac. Pourquoi as-tu si peur ? Tu n'aimes pas ça, être avec moi ? Ah oui, c'est vrai, tu me l'as dit. Le couteau était sur la table, quand tu me l'as dit. Maintenant il est dans ma main. Serre-moi dans tes bras. Embrasse-moi dans le cou. Murmure-moi des mots touts doux.

    Le couteau est dans ma main. Toi, tu es collé au mur. Tu me regardes, avec tes yeux qui ont peur. Toi aussi, tu as peur. Tu as peur de moi, ou du couteau ? Le couteau est dans ma main. Tu ne fais pas ce que je dis. Je suis un peu fâchée. Et si je te punissais ? Juste un peu, rien qu'un petit peu. Pour que tu reprennes goût au jeu. Le couteau est dans ma main.

    Le couteau est dans ton coeur. Le couteau est dans ton coeur. Le couteau est dans ton coeur, et j'ai très bien su m'en servir. Ça y est, tu me les murmures, tes mots doux. Mais que dis-tu ? Je ne comprends rien. Vraiment rien. Tu ne veux pas faire un effort ? Non, ce ne sont pas des mots. Des sons, juste des sons. Me voilà déçue. Mais qu'est-ce que c'est, là, qui coule de ton coeur ? Ce joli liquide rouge, épais, qui trempe ta chemise et la lame de mon couteau ? Qui coule, qui coule, qui coule ? Est-ce que c'est ton sang ? Tu as un très joli sang, bravo. Tu dois en être très fier. Ton sang est si joli ! Si tu permets, j'en prendrai un peu. Mon doigt est dans ton sang. Ton sang est sur mon doigt. Ton sang est sur mes lèvres. Ton sang est sur ma langue. Tu as un très bon sang. Bravo, tu dois en être très fier. Tu veux voir le mien ? Mon sang à moi, rien qu'un moi ?

    Le couteau est dans mon bras. Le couteau est dans mon bras. Le couteau est dans mon bras, et du sang coule, et c'est mon sang. Le couteau est dans mon bras. Tu l'aimes, mon sang ? Tu le trouves joli ? Tu le trouves bon ? Oh, tu regardes à peine ! Tes yeux sont à moitié fermés, et tu es tout pâle. Ça ne va pas ? Oh, le joli filet de bave, qui coule sur ta bouche. Il est rouge, comme ton sang. Tout aussi joli. Maintenant qu'on s'est montré nos sangs, embrasse-moi. Enlace-moi, dis-moi des mots doux. Oh, mais tu ne bouges plus. Tu es comme une poupée, une poupée de chiffon. Ce n'est pas drôle, pas drôle du tout. Je m'amusais tant, avec toi. Tant pis. Le jeu est fini. Je ne m'amuse plus. Tu n'es vraiment pas drôle, en fin de compte.

    Le couteau est dans mon coeur. Le couteau est dans mon coeur. Le couteau est dans mon coeur. Le couteau est dans mon coeur, et ça fait un peu mal. Le couteau est dans mon coeur. Mon sang coule, c'est joli. Pas comme celui de mon bras, non, il coule plus fort, et il mouille mon chemisier, et mon soutien-gorge. Oh, je me sens bizarre ! Je n'arrive plus à tenir debout ! Alors je m'assieds. Mon corps glisse contre le mur, mes fesses se heurtent au sol, et s'arrêtent. Je suis assise, et le couteau est dans mon coeur, et mon sang coule. Ça fait mal. Un peu. Comme avec mon bras. Non, un peu plus, peut-être. Tu es en face de moi. Assis. Tu ne bouges plus. Tu ne joues plus. Mais moi, je joue encore. Je joue au miroir. Je t'imite. Ma tête retombe sur mon sein. Je ne bouge plus. Tout comme toi, mon amour.

     

    Le couteau est dans mon coeur, le couteau est dans mon coeur, le couteau est dans mon coeur...


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