• [Je dépoussière ce blog après presque 4 ans d'absence !]

     

    La Belle au Bois Dormant se réveille.
    La pièce est plongée dans la pénombre naissante du jour en déclin. Des papiers jonchent la table. Toutes les tables. Des papiers et de la poussière. Beaucoup de temps s'est écoulé. Et les papiers se sont accumulés.
    Elle cligne péniblement des yeux, bouge péniblement les jambes, sort du lit. La pièce est froide. Le contact désagréable du carrelage glacé sous la plante de ses pieds lui rappelle son rapport à la réalité.
    Le sommeil l'a ankylosée, privée de ses forces, et pourtant elle s'en souvient, de la force, elle n'en avait pas quand elle s'est endormie. C'est pour ça qu'elle a fait la sieste. On croit toujours que le sommeil va nous réparer, mais il ne peut que nous restituer.

    Les papiers sont sur la table. Des enveloppes poussiéreuses, aux dates de plus en plus espacées. Mais surtout des dépliants, des brochures, évoquant des lieux toujours plus beaux, intrigants, sensationnels. Prometteurs.

    Elle n'a rien pu promettre.

    Les papiers jonchent la table, les tables, le sol, ils sont toute la pièce, tout ce qui l'entoure n'est que papier, qu'occasion ratée. Chacun de ses regards se pose vers un passé qui n'a jamais existé.

    Elle a dormi.

    Elle a dormi, elle a succombé à la fatigue, irritable fatigue qui lui plombait le pas !
    Et le monde ne l'a pas attendu. Il a tourné, il a vécu.
    Et les papiers se sont accumulés, laissés là par des gens qui tenaient jadis à elle, abandonnés par son sommeil, depuis longtemps partis vers une vie qui occupe mieux leur énergie. Ne restent plus d'eux que des papiers, symboles de souvenirs qui n'ont jamais été forgés. Parce qu'elle a dormi.


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  • « Si tu mets la dent sous ton oreiller, la petite souris viendra la chercher et la remplacera par un joli cadeau.

    - Pourquoi la souris prend les dents des enfants ?

    - Ça, c'est un des grands mystères de la vie... seules les souris le savent. » 

    À cet âge où l'on a envie de tout savoir, l'enfant trouva cela profondément injuste. Mais la perspective d'un joli cadeau lui fit oublier tout tracas, et c'est avec un grand sourire qu'il s'endormit, la dent sous l'oreiller.

     

    « Eh ! Psssst ! » 

    L'enfant ouvrit les yeux. Il ne distingua d'abord rien, car il faisait nuit et ses yeux n'étaient pas accoutûmés à l'obcurité. Puis il distingua les différents éléments qui composaient sa chambre, des meubles aux jouets qui jonchaient le sol. Rien, ni surtout personne, ne venait troubler cet habituel tableau. Il lui avait pourtant semblé avoir été réveillé par quelqu'un. 

    « Eh ! Eh ! Psssssssst ! » 

    Oui, voilà, exactement de cette façon. La voix semblait venir de derrière le garçon, mais derrière lui, il n'y avait que le mur, et les murs ne parlaient pas. Il se retourna cependant et, à défaut de voir le mur parler, il aperçut l'arrière-train d'un rongeur se tortiller sous son oreiller. L'enfant souleva l'oreiller, dévoilant l'intégralité de l'animal. C'était une souris.

    Cette souris n'était pas comme les souris qu'on voyait dans la vraie vie ou sur les photos ; celle-là étaient plus grande, semblait taillée pour se déplacer sur ses pattes arrières, et portait des vêtements. Un tout petit pantalon de velours vert, une toute petite ceinture à laquelle était suspendu un tout petit fleuret, un tout petit sac à dos, une toute petite chemise blanche aux manches bouffantes et un tout petit gilet par-dessus. C'était une drôle de souris.

    La souris s'était figée lorsque le garçon avait soulevé l'oreiller, et cela faisait maintenant quelques secondes qu'elle tenait la dent au bout des petits bras, qui tremblotaient sous l'effort. Alors le garçon demanda : 

    « Tu es la petite souris ?

    - La petite souris ? s'insurgea la souris. Est-ce que j'ai l'air d'une fille ? Non, je suis un petit souriceau.

    - Mais ma maman m'a dit que la petite souris viendrait chercher ma dent.

    - Et tu crois qu'une seule petite souris pourrait ramasser les dents de chaque enfant toutes les nuits ? Non, bien sûr. Nous sommes plusieurs petites souris à nous partager le travail. Moi, c'est Hervel.

    - Moi, c'est Baptiste », répondit le petit garçon qui s'appelait effectivement Baptiste. 

    Hervel, fatigué, avait reposé la dent sur le matelas et s'était assis dessus. 

    « Pourquoi tu m'as appelé ? demanda Baptiste.

    - C'est à cause de ta tête ! Elle reposait si lourdement sur l'oreiller que j'étais coincé dessous ! Est-il possible, pour un si petit garçon, d'avoir une si lourde tête ?

    - Mon papa dit que c'est le poids du savoir, répondit fièrement l'enfant.

    - Eh bien, si tu veux mon avis, on éduque trop les enfants humains, de nos jours ! On vous remplit la tête de choses inutiles, et ça ralentit le travail des souris. Sur ce, tu m'excuseras, il y a du travail qui m'attend. La nuit sera longue... » ajouta-t-il plus bas dans un soupir. 

    Sur ces mots, le souriceau tourna les talons et repartit, la queue haute, vers le mur. 

    « Attends. » 

    Baptiste l'attrapa par la queue.  

    « Quoi, encore ?

    - Je voudrais savoir quelque chose.

    - Quoi, tu veux encore t'alourdir la tête ?

    - Pourquoi les souris prennent les dents des enfants ?

    - Ça ne te regarde pas. C'est un secret dont les souris n'ont pas le droit de parler aux humains. » 

    Il voulut repartir, mais s'aperçut rapidement qu'il marchait dans le vide. L'enfant n'avait pas lâché sa queue, mais la tenait si doucement, si délicatement, qu'Hervel l'avait oublié. Les enfats étaient généralement des brutes qui maltraitaient les animaux, et Hervel fut étonné. 

    « Alors montre-moi.

    - Te montrer quoi ?

    - Ce que les souris font des dents des enfants.

    - Je viens de te dire que je n'avais pas le droit de t'en parler.

    - Si tu me le montres, tu n'auras pas besoin de m'en parler. » 

    Un tel sens de la logique étonna Hervel. 

    « Tu iras loin, petit. Très bien ! concéda-t-il. Tu peux me suivre si ça te chante. Mais garde en tête que le pays des souris n'est pas fait pour les enfants humains. S'il t'arrive quelque chose, je n'en serai pas responsable.

    - D'accord ! » 

    Baptiste avait cessé d'écouter après "très bien". Il libéra Hervel de sa douce emprise et le regarda disparaître dans un creux entre le mur et le sommier.

    L'enfant sortit du lit pour l'écarter du mur. Mais lorsque, de là où il était, il regarda dans le trou, il ne vit que le parquet de sa chambre et quelques moutons de poussière. Pas de trace d'Hervé. 

    « Il s'est bien moqué de moi ! » bougonna le garçon. 

    Alors qu'il remontait dans le lit, il eut l'occasion d'observer le fossé sous un autre angle ; vu du dessus, c'était un espace complètement rempli de noir. Baptiste y plongea le bras. Il y faisait froid. Il insista davantage. Là où ses doigts auraient dû rencontrer le sol, il n'y avait rien. Alors le garçon plongea tout entier dans le trou.

     

    Ce fut une longue chute. Moins longue, en vérité, que pour un corps aussi petit que celui d'Hervel, mais tout de même suffisamment longue pour que Baptiste se demande comment il allait rentrer chez lui. Il atterrit sur un dur sol de pierre, mais n'eut pas mal. Devant lui, un long couloir éclairé de chandelles semblait s'étendre indéfiniment. 

    « Te voilà enfin ! J'ai cru que tu avais pris peur et changé d'avis, se moqua Hervel.

    - J'ai pas peur de quelques souris ! » rétorqua Baptiste. 

    Il suivit le souriceau le long du tunnel, mais dut avancer à quatre pattes. Il avancèrent ainsi pendant quelques minutes, puis le tunnel devint plus étroit. Baptiste fut bloqué. 

    « Je suppose que je n'ai pas le choix... » soupira Hervel. 

    Il ramassa un rocher par terre, puis sortit une petite bourse de sa poche et saupoudra le rocher de son contenu. 

    « Tiens, croque ça.

    - Pas question, c'est un caillou !

    - Mais non voyons, c'est un biscuit. » 

    Le souriceau avait raison : le rocher était croustillant et sucré. Baptiste se sentit rapetisser. 

    « Qu'est-ce que tu m'as fait ? » paniqua-t-il. 

    Sa voix était devenue plus aigüe. Quelques secondes plus tard, l'enfant s'était transformé en souris. Malheureusement, son pyjama n'avait pas rapetissé avec lui et Baptiste eut froid. Hervel se remit en route. 

    « Les effets de cette potion ne sont pas permanents, expliquait-il. Tu devras rentrer chez toi avant qu'ils ne se dissipent, sinon tu resteras coincé ici, et tu risqueras de détruire la ville entière. Ne t'en fais pas pour tes vêtements, on t'en trouvera des nouveaux, ceux que tu avais ne faisaient pas très "souris" de toute façon. » 

    Baptiste le suivit. Il lui était étrange de faire la même taille qu'Hervel, et il s'aperçut que le souriceau marchait vite pour sa taille. Ou peut-être Baptiste manquait-il simplement d'entraînement. Il n'avait pas l'habitude de marcher sur des pattes de souris, après tout. Avec ses nouvelles oreilles, son ouïe s'était affinée, et il entendait des voix venant de l'autre bout du tunnel.

     

    Ils débouchèrent bientôt sur une immense cité souterraine. Un lustre immense, du moins un lustre humain, était suspendu au plafond d'une très haute caverne et servait de soleil à la ville ; Baptiste se demanda comment on entretenait les chandelles. Des habitations étaient agglutinées contre les murs de la caverne. Au loin, un château et une usine dominaient la ville. Mais les deux souriceaux avaient débarqué dans un marché, où des marchands vantaient leurs produits à haute voix derrière des étals plus colorés les uns que les autres. 

    « Je travaille à l'usine là-bas, expliqua Hervel. C'est là que va partir ta dent. Mais pour l'instant, occupons-nous de te trouver des vêtements. » 

    Baptiste ressortit du marché avec un pantalon bouffant gris, une chemise blanche et une cape brune. Les vêtements n'étaient pas neufs et auraient pu être en meilleur état, mais puisque l'enfant n'allait pas rester, Hervel s'était arrangé pour dépenser le moins possible.

    Ils traversèrent la ville pour se rendre à l'usine. Là, une souris étendait son linge sur un fil. Ici, un souriceau scandait les grands titres du journal qu'il vendait. La ville grouillait de vie.

    Baptiste s'était habitué à ses grandes pattes de souris et avait moins de peine à suivre le rythme d'Hervel. Quelques passants les saluèrent.

     

    Les souriceaux rejoignirent l'usine plus rapidement que Baptiste ne l'avait prévu. Là, on salua poliment Hervel, on l'appela "Monsieur" ; Baptiste trouva gratifiant mais embarrassant d'être à ses côtés. L'usine était remplie de machines assourdissantes donc l'enfant devenu souris ne pouvait deviner l'usage. Des souris travaillaient dur. Hervel les salua, les félicita pour leur travail, les encouragea, et monta un petit escalier de fer. À l'étage, le vacarme des machines n'était plus qu'un doux ronronnement. Hervel entraîna Baptiste le long d'une série de couloirs, avant de s'arrêter devant une porte. Elle était semblable aux autres portes du couloir à l'exception d'une plaque en or en forme d'étoile. Hervel s'adossa à côté d'elle, l'air fier. Baptiste rappela qu'il ne savait pas lire. 

    « J'oubliais que les enfants humains apprenaient à lire très tard... soupira Hervel. Il est écrit "Bureau de la Brigade d'Élite des Petites Souris". » 

    Baptiste comprit alors et applaudit. 

    « Vois-tu, continuait le souriceau, s'aventurer dans le monde des humains peut se révéler très dangereux. Certains d'entre eux ont des chats, par exemple, ou bien des têtes trop lourdes... » 

    Baptiste ne releva pas la pique. 

    « Ça ne m'explique pas pourquoi les souris ont besoin des dents des enfants, mais ça a l'air super important.

    - Faisons un petit tour de l'usine, peut-être que tu comprendras mieux. » 

    Hervel l'entraîna en sens inverse dans la série de couloirs et descendit un autre escalier de fer, qui débouchait sur une plateforme donnant sur les machines. Baptiste suivit prudemment son nouveau compagnon sur le sol instable de la plateforme. 

    « Ne t'en fais pas, le rassura Hervel. On ne dirait peut-être pas, mais c'est du solide ! Tiens, regarde cette machine là-bas. Ça devrait t'intéresser. » 

    La machine en question était un fourneau. Une souris y lançait des pelletées d'un combustible blanc. Baptiste plissa les yeux. Des dents ! 

    « Tu veux dire que nos dents sont... brûlées ? » 

    L'enfant avait l'air à la fois horrifié, apeuré, et profondément déçu. S'il avait encore été humain, il aurait sans doute pleuré. Hervel se surprit à éprouver de la peine pour ce garçon qu'il considérait maintenant, sans même s'en être rendu compte, comme son ami. 

    « Je t'aime bien, petit. Je ne suis pas censé le faire, mais je vais t'expliquer ce qu'on fait à vos dents. »

     

    Il expliqua alors que les dents étaient la source d'énergie de la ville, qu'on s'en servait notamment pour allumer le lustre qui servait de soleil. Que sans dents, les souris ne pourraient pas survivre.

    Baptiste se sentit coupable de n'avoir pensé qu'à lui. 

    « Mais, continua Hervel, comme gage de notre reconnaissance envers les enfants qui nous font don de leurs dents, nous leur faisons un petit cadeau. Je sais ce qu'on va faire ! Puisque tu es ici, je vais te laisser choisir ton cadeau !

    - Ces vêtements, répondit Baptiste.

    - Quoi ? Qu'est-ce qu'ils ont, tes vêtements ?

    - C'est ce que je veux en cadeau. En souvenir. » 

    Hervel fut ému. 

    « Et puis, on reçoit un cadeau à chaque dent, non ? Il m'en reste plein à perdre ! » 

    L'enfant avait de la suite dans les idées. Hervel sourit.

    Le son des machines se fit soudain moins fort, les vêtements plus serrés, la plateforme plus instable. Les effets de la potion étaient en train de se dissiper. 

    « Il faut vite que tu rentres chez toi. Ferme les yeux, je vais te guider. » 

    Le garçon s'exécuta. Hervel lui prit la patte et la serra. 

    « Au revoir, Baptiste. J'espère ne pas t'oublier. » 

    Déjà, la voix d'Hervel, la sensation de ses pattes, commençaient à s'effacer.

     

    Baptiste ouvrit les yeux dans son lit. Sous son oreiller, il le savait, reposaient un tout petit pantalon bouffant gris, une toute petite chemise blanche, et une toute petite cape brune. 

     

    Le lendemain, l'enfant fut triste ; tout ce qu'il avait appris cette nuit-là avait changé son regard sur les choses, et il ne pourrait plus voir le monde comme il le voyait avant. Qu'il était dur d'être un enfant !


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  • C'était un gamin sorti de nulle part. Certains disaient qu'il avait été trouvé, nu comme un ver, errant en pleine nuit dans une rue déserte, par les parents de tel ou tel élève - son identité changeait à chaque fois. D'autres préféraient la version, plus réaliste, selon laquelle il était simplement entré en classe avec le flot des autres élèves et s'était assis. C'était le début de l'année, personne ne le connaissait. Les professeurs n'avaient pas eu le temps de mémoriser la liste des élèves, et on l'avait intégré comme ça à la classe. Robin Genièvre. Il portait une espèce d'uniforme, qu'il ne quittait jamais et qui était devenu, dans l'esprit de beaucoup d'élèves, une extension de sa peau. Une chemise bleu ciel, délavée, trop grande pour lui, dont il ne boutonnait jamais le col ; un vieux jean, trop court, délavé aussi, qui avait la couleur qu'avait dû avoir sa chemise lorsqu'elle était encore neuve - même si certains doutaient qu'elle l'eût jamais été. Il ne quittait jamais la classe. Les professeurs avaient vite abandonné l'idée de l'en déloger. En été, il ouvrait la fenêtre, s'y accoudait et regardait dans le vide. En hiver, il restait planté devant la vitre embuée, le même vide dans le regard. Il parlait peu. Sa parole en était d'autant plus estimée. Robin forçait un certain respect. Il lui suffisait de dire "Arrêtez", comme ça, dans un souffle, presque inaudible, pour qu'aussitôt deux élèves cessent de se battre. Il semblait lassé des choses, et en même temps profondément touché par chaque instant que la vie lui apportait. Peut-être savait-il qu'il devait en profiter, que sa vie serait courte.

    Il se fit renverser par une voiture. L'automobiliste, qui venait chercher sa fille au collège, affirma qu'elle ne l'avait pas vu sur le bord de la route. D'un seul coup, elle l'avait remarqué et n'avait pas su s'arrêter. Robin Genièvre ne saigna pas. Il fut percuté par le pare-chocs de la voiture, vola sur quelques mètres, et retomba au sol, inerte, juste devant le portail du collège. Robin Genièvre était mort. C'était un fait, incontestable. Que personne ne prononça.

    La vie reprit son cours. Les professeurs purent fermer la salle de classe, car aucun garçon aux vêtements bleus et délavés ne contemplait la fenêtre. Les élèvent purent se battre. Les premiers jours, on pensa à Robin Genièvre. On contempla sa place vide, on regretta son silence. Et puis on l'oublia. Il ne restait plus rien de Robin Genièvre. On finit par croire qu'on l'avait rêvé. Une sorte de beau rêve collectif dans lequel avait existé un garçon dénommé Robin Genièvre, qui portait une chemise bleu ciel délavée dont il ne boutonnait jamais le col, et un vieux jean trop court, délavé aussi.


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  • Ciel grisâtre dans l'immensité duquel volent des formations d'oiseaux, dont les cris se répercutent dans le silence. Ville grisâtre dans l'étroitesse de laquelle s'entassent des hommes, et des voitures dont les klaxons font écho aux autres klaxons. Homme en gris qui marche sur un sol gris, sous un ciel gris, et ruminant des pensées grises. Voiture qui s'arrête à son niveau.

    « Eh, vous voulez monter ? »

    L'homme tourne la tête. C'est un taxi. Une voiture dont le rouge détonne avec la grisaille de la ville. L'homme refuse d'un signe de tête.

    « Vraiment ? Allez, je peux vous emmener où vous voulez !

    - C'est ce que font tous les taxis... soupire l'homme.

    - Oh, vraiment ? poursuit le conducteur. Mais est-ce qu'un taxi ordinaire propose ses services aux passants ?

    - Non, Monsieur, répond sèchement le passant. Les taxis ordinaires laissent les honnêtes gens tranquilles.

    - Eh bien moi, je ne veux pas vous laisser tranquille. Vous m'avez l'air de quelqu'un d'intéressant. Allez, montez ! »

    L'homme est agacé par ce drôle de conducteur. Mais après tout, il sera plus vite chez lui ainsi. Ses journées de travail sont fatigantes, spécialement à l'approche de l'hiver. Et toute cette insistance, si elle l'agace, lui donne envie de se laisser tenter par ce taxi peu ordinaire. Il ouvre la portière arrière et s'engouffre dans le véhicule.

    « Ça fera vingt euros ! » annonce le conducteur.

    Il ne faudrait pas exagérer. L'homme veut ressortir du taxi. Mais les portières ont été verrouillées.

    « Mon taxi vous emmène où vous voulez. Ce n'est quand même pas ici que vous voulez vous trouver ?

    - J'en ai assez de vos sottises ! peste l'homme. Laissez-moi sortir !

    - C'est que, voyez-vous, il est de mon devoir de vous emmener où vous voulez aller. Vous abandonner serait une grave faute professionnelle. Allons, allons, un peu de compassion pour un pauvre chauffeur de taxi qui ne fait que rendre service ! Tout ce que je vous demande, c'est de me laisser vous conduire à bon port et de me payer.

    - Maintenant ? Ne paye-t-on pas la course après être arrivé ? » s'étonne le client, dont l'agacement s'est atténué pour laisser de la place à une pointe de curiosité.

    Décidément, ce conducteur de taxi est un drôle de personnage.

    « Ne vous ai-je pas déjà dit que vous n'étiez pas dans un taxi ordinaire ? Allons, Passager, donnez-moi vingt euros, et je vous jure solennellement que vous serez conduits là où vos désirs veulent que je vous porte. »

    L'homme sort en grommelant son portefeuille de la poche de sa veste. Il en retire un billet bleuté qu'il dépose dans la main tendue en arrière du conducteur.

    « Maintenant, ordonne-t-il en attachant sa ceinture, conduisez-moi au 68, Boulevard des fantassins.

    - Vous êtes vraiment un drôle de passager, vous savez ? Je vous propose de vous emmener où vous voulez, absolument n'importe où, et vous choisissez un endroit ennuyeux ! Mais enfin, c'est d'accord... »

    Le taxi se met en marche. L'homme a une conduite douce et maîtrisée. On dirait qu'il contrôle chaque millimètre qu'il parcourt. Le passager se cale un peu plus confortablement sur son siège. Il ferme les yeux, inspire profondément, relâche ses épaules. Les vitres du taxi l'empêchent d'entendre les bruits de la ville. Seule la radio émet un grésillement somme toute assez désagréable, mais auquel l'habitude rend sourd. Peut-être l'homme a-t-il, en fin de compte, bien fait d'accepter l'offre de ce drôle de chauffeur de taxi. Il lui semble qu'il ne s'est pas détendu ainsi depuis une éternité. Le taxi cesse de bouger, l'homme ouvre les yeux, découvre qu'il est arrivé devant chez lui.

    « Nous y voici ! lance d'un ton jovial le conducteur du taxi. 68, Boulevard des Fantassins. »

    Le passager, presque à contrecœur, tend la main vers la poignée de la portière. Mais celle-ci refuse de s'ouvrir.

    « Je vous l'ai déjà dit, Passager, reprend le conducteur. Je dois vous emmener où vous voulez. Si le taxi ne s'ouvre pas, c'est que nous ne sommes pas au bon endroit.

    - Mais enfin, qu'est-ce que c'est que ces sottises ? s'énerve à nouveau le passager. Là où je veux être, c'est ici, chez moi !

    - Non, Passager. Vous confondez ce que vous voulez et ce que vous dicte votre bon sens. Il vous semble normal qu'après votre dure journée de labeur, vous devez rentrer chez vous, dans cet appartement moisi que vous appelez "chez vous" mais où vous vous sentez comme un étranger, parce que des papiers que vous avez signés affirment que vous êtes chez vous. Mais peut-être n'est-ce pas là où vous voulez aller. »

    Le Passager croise les bras, renfrogné.

    « Réfléchissez, continue le conducteur. Et souvenez-vous : je peux vous conduire n'importe où.

    - N'importe où, hein ? Très bien. Dans ce cas, emmenez-moi à New York, voir ma fille ! lance le passager sur un air de défi.

    - Vos désirs sont des ordres, Passager. » accepte le conducteur d'un ton très calme.

    Et il redémarre la voiture le plus naturellement du monde, sous le regard étonné du passager. Encore une fois, la douceur de la conduite du chauffeur berce le passager, qui ferme les yeux et somnole...

    « Nous y voici, Passager ! annonce le conducteur. New York, devant l'appartement de votre fille ! »

    La voix du conducteur réveille le passager, qui ouvre des yeux écarquillés. Il regarde autour de lui : tout est écrit en anglais, au loin se dressent les tours de Manhattan. Et, surtout, l'appartement devant lequel est stationné le taxi est exactement comme sur la photo que lui a envoyée sa fille.

    « Comment... » commence le passager.

    Mais les questions se bousculent dans sa tête. Comment nous avez-vous emmenés à New York ? Comment connaissiez-vous l'adresse de ma fille ? Comment avons-nous passé la douane ? Le passager tend la main vers la portière, et cette fois, elle accepte de s'ouvrir. Il pose un pied sur le sol new-yorkais.

    « Une minute ! hésite le passager. Vous n'allez pas partir, hein ? Vous m'attendez ?

    - Bien sûr, Passager, confirme le conducteur avec un mouvement de tête encourageant. Je suis à votre entière disposition. »

    L'homme descend. Il monte les quelques escaliers qui le séparent de sa fille. Son doigt s'approche de la sonnette mais reste suspendu devant. Comment va-t-il lui expliquer sa présence ? On ne s'invite pas chez les gens à l'improviste, encore moins quand vous habitez à des milliers de kilomètres de distance. Et que va-t-il lui dire ? Il redescend. Au bas de l'immeuble, le taxi est toujours là, jaune. N'était-il pas rouge ? Peu importe, seuls comptent les sièges confortables qui l'attendent à l'intérieur. Le passager monte dans le véhicule.

    « Eh bien, Passager, vous avez fait vite ! Ne vouliez-vous pas voir votre fille ?

    - C'est... compliqué. Parfois, on ne peut simplement pas faire ce qu'on veut. Emmenez-moi ailleurs.

    - C'est entendu, Passager. Où désirez-vous aller ?

    - Eh bien... hésite le passager. Quand j'étais enfant, j'avais un rêve. Bon, ce n'était qu'un rêve de gosse, mais... Faire le tour du monde, vous pouvez ?

    - Rien n'est moins simple, Passager ! attachez votre ceinture, nous nous mettons en route dès maintenant. »

    Le taxi redémarre, et bientôt, le passager est détendu... Cette fois-ci, cependant, il ne s'endort pas. Il a envie d'en savoir plus sur ce drôle de conducteur, et est curieux de voir à quoi ressemble un tour du monde en taxi. La radio émet toujours son grésillement désagréable.

    « Vous êtes un vrai as du volant ! lance le passager pour entamer la conversation. Pourquoi être devenu simple chauffeur de taxi ?

    - Je vous l'ai déjà dit, Passager. Je ne suis pas un simple chauffeur de taxi. Aucun chauffeur au monde n'apprécie son métier autant que je le fais.

    - Mais comment gagnez-vous votre vie ? Vingt euros par client, c'est ridicule...

    - Le plus beau des paiements, pour moi, est le sourire d'un passager que j'ai conduit à bon port. »

    Le conducteur parle sur un ton plus froid qu'à l'accoutumée. Peut-être ne veut-il pas être dérangé au volant. Le passager se tait. Bientôt, le paysage défile de plus en plus vite devant les fenêtres. Il atteint bientôt une telle vitesse qu'il en devient flou. Un peu plus tôt, le passager aurait hurlé, hurlé de terreur, hurlé au conducteur de respecter les limitations de vitesse. Mais il fait à présent confiance au chauffeur de taxi. Il regarde par-dessus l'épaule du conducteur ce qu'affiche le compteur de vitesse. Zéro kilomètres par heure. Mais bien sûr. Le taxi entre dans l'eau. Le passager peut voir un paysage sous-marin par la vitre, juste avant que le taxi ne remonte à la surface et ne mue en bateau. Mais plus rien ne peut étonner le passager. Et, comme promis, le chauffeur lui fait faire le tour du monde. Ils s'arrêtent dans chaque pays, le passager descend parfois pour aller acheter des souvenirs, mais le conducteur refuse de quitter son taxi. Le taxi change parfois de forme selon les environnements qu'ils ont à traverser. Et le tour du monde est fait.

    « Et maintenant, Passager, où désirez-vous aller ?

    - Emmenez-moi dans un endroit imaginaire. »

    Le passager ne sait même pas pourquoi il a répondu cela. Les mots sont sortis de sa bouche avant même qu'il ait eu le temps de les penser. Peut-être est-ce là qu'il désire vraiment aller ? Un endroit imaginaire ? Un endroit où il puisse rêver ?

    « Vos désirs sont des ordres, Passager. »

    sourit le conducteur. Alors le taxi extraordinaire peut même se rendre dans l'imagination des hommes. Quel drôle de véhicule. Comme à son habitude, le passager s'endort et s'en remet au conducteur et à sa radio qui grésille toujours plus fort. Cette fois, ce ne sont ni l'arrêt du véhicule ni la voix du conducteur qui le réveillent. Mais la chaleur. Une chaleur intense, insoutenable.

    « Qu'est-ce que c'est que ça ? »

    s'écrie le passager en se réveillant en sursaut. Autour de lui, à l'extérieur du taxi, des personnes souffrent. Le passager ne peut voir le ciel. L'endroit est teinté de rouge. Et, alors que la chaleur fait fondre les vitres du véhicule, il comprend. Horrifié, il comprend. La voiture, à l'approche d'un fleuve, se mue en barque. Le conducteur saisit une rame et commence à guider la barque à travers les eaux sombres.

    Charon, passeur des enfers, a transporté un nouveau passager.


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  • Bobom. Biiip. Bobom. Biiip. Bobom. Biiip. Biiip. Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip...

    Les médecins s'activent. L'appareil qu'ils manipulent est capable de ramener à la vie un corps tout juste mort. Une femme aux yeux rougis est entraînée hors de la pièce. On tire les stores. « Mon bébé ! hurle-t-elle en frappant la vitre de ses poings. Mon bébé ! Rendez-moi mon bébé ! » On passe près d'elle, on s'apitoie un peu, on hâte le pas, on est gêné. Cette femme dérange, avec sa douleur. La douleur, ça fait mal, mais quand ce n'est pas la nôtre, elle dérange. La femme, réalisant que cela ne sert à rien, s'arrête soudainement. Elle aperçoit un banc, y laisse tomber son corps bouleversé, puis, ses larmes ne tarissant pas, fixe la porte. Cette porte derrière laquelle se joue le plus dangereux des jeux. Le jeu de la vie et de la mort. Un jeu dont l'issue peut-être une fin ou un début. La femme attend, fébrile. On ouvre la porte. On sourit, on tend le bras en arrière, on invite la femme à entrer. On dit des choses sur un ton joyeux, aussi, mais la femme n'entend pas. Elle se précipite au chevet de son enfant. Le jeu est terminé. Les médecins ont gagné. Dans le lit, il y a un corps, un corps encore jeune, un corps tout chaud et plein de vie. Avec ses cheveux blonds éparpillés sur l'oreiller, ses paupières fermées, sa bouche entrouverte, sa robe blanche d'hôpital, et sa peau pâle, toute pâle, qui reprend des couleurs, elle dort. Elle a tout l'air d'un ange.

    C'est une histoire qui finit bien.


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  • Elle courait. À en perdre haleine, elle courait. Elle s'arrêta brusquement, regarda autour d'elle de ses yeux affolés, fit brusquement demi-tour, poursuivit sa course effrénée. Rien ne lui était familier. Elle s'était perdue. Ici, tout était étrange. Tout était étrange, mais ressemblait à s'y méprendre à ce qu'elle pouvait avoir connu ; sans l'être. Là-bas, la maison de son enfance. Proprette, joliment peinte. Identique à ce qu'elle avait toujours été. Mais, lorsque la fillette s'en approcha, luttant contre la brume invisible qui lui gelait le coeur, et regarda par la fenêtre, elle s'aperçut que la demeure était vide. Bien sûr, les meubles étaient toujours là. Le vieux piano de son grand-père, qui emplissait jadis la maison de notes teintée de joie et de mélancolie ; le vieux fauteuil de son père, dans lequel il lisait chaque jour son journal, pestant de temps en temps, souriant quelque fois ; la vieille porte de la cuisine, qui, tout en grinçant, délivrait d'alléchantes odeurs par les froides soirées d'hiver... Mais le piano était fermé et recouvert de poussière, tout comme le fauteuil. La porte béait sans émettre un son. L'enfant soupira, envoyant un nuage de buée se poser sur la vitre pour s'effacer lentement. Cette maison n'était pas la sienne.

    Presque à contrecoeur, la fillette se détacha de la maison. À mesure qu'elle s'en éloignait, il lui semblait qu'un étau se desserrait lentement autour de son coeur. Elle se retourna une dernière fois pour observer la bâtisse sans vie. Même le petit nuage de buée, de souffle humain, avait disparu.

    Et elle se remit à marcher.

    Dans la rue s'alignaient des maisons, toutes identiques, qui semblaient s'étendre ainsi à l'infini. Depuis quand marchait-elle dans cette rue ? Quand y était-elle entrée ? Sans posséder de réponses, elle cheminait silencieusement, ayant pour seule compagnie le petit fantôme de vie qui s'exhumait de ses narines gelées. Lorsqu'elle tournait la tête, elle pouvait voir sur les fenêtres différents épisodes de sa courte vie. Ils étaient sans saveur, de simples images qui ne signifiaient plus rien. Peu à peu les souvenirs se firent moins denses. La jeune fille finit par ne plus voir dans les fenêtres que son propre reflet. Elle inspira une grande bouffée d'air froid, planta son regard dans le ciel gris et morne, puis commença à marcher, à pas plus vifs.

    Elle avait grandi.


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  • De derrière les arbres

    Surgit soudain

    Du plus profond de la nuit

    Une étoile filante


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